En attendant l’apocalypse*, j’écoute le dernier album de Men I Trust, Equus Asinus, et je lis Lozenza Mazzetti.
Ces dernières semaines, j’ai :
enfin écrit une chronique à propos du Feu extérieur d’Adrien Lafille, paru aux éditions Corti en avril 2024. C’était lent, parce que j’ai aimé très fort ce texte et que c’est parfois plus difficle de parler bien de ce qu’on aime (Stendhal ou un autre type du genre a dit ça, je crois). Puis Adrien est un ami alors, je me mets la pression pour trouver le point d’objectivité, écrire juste. La chronique est à lire sur Nonfiction.fr - c’est une première et je suis heureuse d’y être si bien accueillie ;
retrouvé les hérissons et les cardamines du jardin de Spa, les anémones sauvages jaunes et blanches des forêts alentours, les bergeronnettes des rivières, les geais, les pics, les martins-pêcheurs. Il y a aussi des castors (“ces chers petits bûcherons de l’ombre” tmtc A.), mais je n’ai vu que les traces de leur travail. Fecking impressionnant, cela dit ;
lu pour Le Carnet & les Instants deux livres excellents, un roman et un essai, dont les recensions paraîtront sur le blog du Carnet dans le courant du mois d’avril. La Riposte : femmes, discours et violence de Laurence Rosier (Payot & Rivages), linguiste et professeure à l’ULB, et À trois, on saute de Charlotte Bourlard (Au Diable Vauvert). J’ai adoré les deux. Le premier roman de Charlotte Bourlard (paru chez Inculte en 2022, L’apparence du vivant) m’avait laissée complètement traumatisée, mais aussi fascinée comme rarement - dans tout ce que ça peut avoir de morbide. Ce deuxième livre est toujours bien trash, mais moins cruel. Pas forcément plus léger. Peut-être plus directement drôle. Ça se passe à Liège et se lit d’une traite, c’est génial et Charlotte Bourlard est probablement l’une des autrices les plus étranges et intrigantes que j’aie pu lire ;
redécouvert le cinéma dingo de Martin Rejtman à la faveur d’une rétrospective sur Mubi. Des interactions minimales, l’absurdité flottante des moments d’entre-deux, une photo splendide et des acteurices impeccables : lesssgo ;
lu Sophia d’Eleonore de Duve et Tirer d’Alexandre Valassidis, tous deux d’un trait, ce qui ne m’arrive plus jamais, c’était beau, violent, il y a une lumière dans la tourmente, le livre d’Alexandre m’a fait penser à Twin Peaks, je reparlerai des deux ;
lancé un deuxième appel à textes pour rétine, la revue poético-cinématrographique que j’anime depuis l’année dernière. Ce nouvel appel a pour thème Sweetie, le premier fabuleux long-métrage de Jane Campion. Chaque plan est dingue. La composition et les angles de prises de vues ne sont jamais ceux auxquels on s’attend. “Une surprise à l’intérieur de chaque image”, pour paraphraser Lola qui vient de le voir. Les infos (et des captures d’écran) se trouvent sur la page instagram de la revue ;
regardé un court métrage d’Artavazd Pelechian sur Tënk (encore visible pendant 90 jours) : Les Habitants. Ce sont neuf minutes d’animaux en noir et blanc très contrasté. Le grain est épais, la musique aussi. Ils fuient une menace invisible. Neuf minutes d’animaux affolés, ou qui tentent de se cacher. C’est dit sans mots : on sent aisément qui peut susciter cette peur. On comprend vers la fin que certains plans ont été filmés dans des zoos, avec les grands yeux d’un daim, puis d’un lémurien derrière les barreaux d’une cage. La vitesse et le montage transforme les sujets en matière, leurs corps se perdent dans un paysage de poussières, de ruines. C’est une apocalypse au long cours, filmée en Arménie dans les années 70. J’ai repensé à un texte écrit il y a quelques mois pour la Revue Générale** où je fourgue de temps à autre une chronique de commande à propos de cinéma. Le thème était “liberté”, alors bien sûr je suis partie sur les animaux qui (s’)échappent : du cadre et des convenances. Puisque la Revue n’est pas facilement trouvable (et ne me rémunère pas), je vais reproduire ci-dessous ce texte, pour celleux que ce sujet peut intéresser.
Avant ça : un point agenda pour avril
🎬 16/04 : j’ai le grand plaisir d’être invitée par l’équipe de Cinefiltres pour une discussion autour de Laura Palmer avec la super journaliste Katia Peignois après la projection de Fire Walk with Me. La projection est à 19h, le film dure 134 minutes.
🖊️ 17/04 : dans le même cadre, on m’a proposé d’animer un workshop. Puisque mon truc c’est tout de même de mêler le ciné et l’écriture (la revue rétine en témoigne), je proposerai un atelier d’écriture sur le thème du personnage, en utilisant Twin Peaks et un peu de langage ciné pour diriger l’écriture. C’est gratuit sur inscription, les places sont limites, aucun prérequis nécessaire (même pas d’avoir regardé Twin Peaks ou lu mon livre héhé), ça dure 3h et c’est à la Cinematek. Toutes les infos sont ici.
🥂 18/04 : à Liège, je suis invitée aux apéros littéraires du Grand Curtius avec Aurélie William Levaux, dont j’ai chroniqué le dernier livre pour le Carnet ici. Je serai là en tant qu’autrice, Anne-Lise Remacle sera la merveilleuse modératrice rebondissante - je l’en remercie encore blindax 🫶.
🌻 19/04 : je reprends mon rôle de modératrice pour une rencontre printanière chez CFC (à Bruxelles) autour du deuxième tome de Sur la piste des herbes sauvages, avec le collectif de feu derrière ce projet trop beau.
* l’apocalypse, je la souhaite comme Bouli Lanners la décrit dans cet épisode de L’Embellie avec Eva Bester. Il y parle aussi de chiens et de combat anti-nucléaire : mes grandes passions.
** une vieille revue aux thèmes un peu lourdingues, mais dont j’apprécie énormément le rédacteur en chef, qui est l’un des premiers à avoir fait confiance à mes textes critiques et me laisse toujours faire ce que je veux de ces thèmes, ce qui me permet de secouer un peu l’ensemble avec tous mes trucs de fichue wokisss.
Grands espaces et petit écran : les bêtes sont dans la rue
Peut-être la question de la liberté se pose-t-elle, au cinéma, avec plus d’intensité et d’ambiguïté qu’à travers n’importe quel autre medium. Et peut-être apparaît-elle fondamentale face à un groupe d’individus en particulier : les animaux – ceux qui ne sont pas des humains.
Le vocabulaire-même du cinéma (et, dans une moindre mesure, de la photographie) est imprégné d’un imaginaire chasseur : il s’agit de capturer des images. De capturer, par corrélation, les sujets qu’elles reproduisent ou représentent. De capturer leur essence si, comme le philosophe Jean-Christophe Bailly, on considère que les mouvements des êtres traduisent leur rapport au monde. Les débuts du cinéma sont marqués par cette proximité avec les animaux et la volonté de compréhension de leurs mondes à travers les expérimentations de Muybridge : la décomposition photographique des mouvements de chevaux, oiseaux, chiens, humains. Selon le chercheur Randy Malamud, « l’animal-Muybridge » pourrait survivre à l’animal littéral tant ces images sont fascinantes, considérées comme plus puissantes que l’animal lui-même (qui, le plus souvent et dans un contexte qui n’est pas celui de la mise en scène, ne se laisse pas saisir par le regard humain). « Muybridge est un exemple éloquent de la façon dont la culture façonne et influence la perception qu’ont les humains des autres animaux » : la compréhension, mais aussi et peut-être surtout, l’incompréhension des animaux – qui découle du filtre anthropocentriste à travers lequel nous observons les autres vivants. Capturer le mouvement des animaux sur la pellicule supplante, en quelque sorte, la réalité de ce mouvement. « Et bien que nous le « possédions », nous le perdons aussi, dans une certaine mesure », conclut Malamud.
On pourrait établir une première classification dans les films où apparaissent des animaux et penser que ces deux grandes catégories posent des problèmes et des interrogations différentes : les films d’animation, et les films en prises de vues réelles (qu’ils soient documentaires ou de fiction). Cependant, bien que les animaux vivants exploités dans les films en prises de vues réelles encourent de véritables risques physiques et psychologiques liés au dressage et aux conditions de leur captivité (nous y reviendront), il s’avère que le cinéma d’animation peut, lui aussi, porter les stigmates de l’anthropocentrisme et participer à limiter la liberté de ces êtres. Qu’ils soient réels ou représentés, les animaux n’échappent que rarement aux projections métaphoriques humaines et aux logiques anthropocentristes qui les engendrent, les cantonnant à un rôle d’objet plutôt que de sujet. Cette position ne leur laisse pas la possibilité d’apparaître en tant qu’individus aux yeux des spectateurs et des spectatrices. Ils sont prisonniers de nos propres interprétations et méconnaissances. De la même manière, les animaux enfermés dans les zoos, cloîtrés dans des habitats artificiels et coupés de leurs milieux, développent des comportements que l’on n’observe pas chez les animaux en liberté – des tocs.
Si les animaux au cinéma sont des projections plus que des illustrations, les animaux des zoos sont les fantômes névrosés de leur espèce.
Les zoos suggèrent que les animaux sont, d’une certaine façon, “nôtres”, et que nous pouvons faire l’expérience de leur existence à notre convenance, dans une enclave urbaine artificielle. […] Cette expérience culturelle visuelle est destinée à rassurer le public, on peut observer ces animaux, ils existent, cela veut donc dire que tout va bien : voir, c’est croire. Mais ce que nous voyons est une imposture, une tromperie1.
Acteurs malgré eux – derrière la vitre d’un zoo ou derrière celle d’un écran –, les animaux ont beau s’échapper encore et toujours des scénarios qui peuplent les cinémas, ils demeurent prisonniers des structures d’oppression qui les placent à disposition des réalisateurs et, plus largement, des humains.
Mais que signifie cette prépondérance du motif narratif de l’évasion dans les films dont les personnages principaux sont des animaux ? Omniprésents dans les productions filmiques dédiées à la jeunesse, les animaux sont en effet bien souvent associés à des trames tenant de la fuite et du « retour » : soit à la vie sauvage, soit à la maison, fonction de s’il s’agit d’animaux dits domestiques ou d’animaux considérés comme sauvages. Un fil narratif simple, dont l’efficacité suffit peut-être à expliquer cette tendance, mais le paradoxe demeure : de tout temps, le cinéma a mis en scène l’obsession humaine à chasser et exploiter les autres vivants tout en y participant activement.
L’impossible retour
Le motif du retour à la maison s’exprime dans des films comme L’incroyable voyage (1993), Les 101 Dalmatiens (1961), Les Aristochats (1970), L’Île aux chiens (2018), The Plague Dogs (1982) et Volt (2008). Les héros de ces histoires sont, presqu’exclusivement, des chiens et des chats – animaux domestiques par excellence. Au fil de leurs pérégrinations dans les étendues sauvages et les grandes villes pleines de danger, ils rencontrent ceux qui habitent ces espaces : les animaux sauvages (dans L’Incroyable voyage, un puma), bien souvent privés de parole et de prénoms (contrairement aux chiens Chance et Shadow et à la chatte Sassy) et/ou agissant de façon malveillante et brutale. Cette distinction entre les gentils animaux civilisés et les brutaux animaux sauvages, assortie à la volonté de retourner parmi les humains, ne dit pas autre chose que ceci : la liberté n’est pas chose souhaitable pour ceux explicitement associés à l’espace clos de la maison (domestique du latin domesticus, « qui est lié au foyer », dérivé de domus « maison »), face auquel la « nature » apparaît dangereuse et monstrueuse.
En ce qui concerne les animaux sauvages, la trame narrative est inversée : de l’espace clos du zoo, subi, on passe à l’espace ouvert et désirable de la forêt (ou jungle, ou toundra, océan, etc.) Nombreux sont les films mettant en scène des animaux sauvages qui s’échappent d’un espace de captivité, semant une panique plus ou moins joyeuse : du court métrage Lions en liberté (1941) à Retour au bercail (2021) en passant par Un zèbre dans la cuisine (1965), Deux frères (2004), Madagascar (2005) et The Wild (2006), les animaux captifs se rebellent et tentent de retrouver leur liberté – avec un soutien variable attendu des spectateurs et spectatrices. En effet, si les dernières années ont vu monter une empathie grandissante envers les animaux sauvages en fuite, ce motif est longtemps apparu principalement comme une menace envers l’ordre établi. Dans un film de 1964, Les Pas du tigre, un tigre du Bengale maltraité s’échappe d’un cirque et sème la terreur dans la ville qu’il traverse. Alors que le tigre est traqué par les habitants qui veulent le tuer, la fille du shérif lance une campagne nationale pour récolter de l’argent afin de le racheter au cirque et le placer dans un zoo, « pour le sauver ». Retour à la case départ.
Sorti du zoo, l’animal (re)devient une bête, un « sauvage » (pour les liens entre racisme et animalisation, voir le livre de Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous, Actes Sud, 2024) – un monstre. Rien ne dit mieux cette polarisation des mœurs en fonction des espaces que le titre du film DTV The Beasts are on the streets (les bêtes sont dans les rues), un thriller dans lequel les animaux d’un zoo s’échappent et attaquent les humains qui ont le malheur de croiser leur chemin. La longévité du récit-parabole de King Kong en dit également long sur la fascination pour l’animal-monstre, hors de contrôle en territoire civilisé : entre 1933 et 2024, plus de 8 adaptations en longs-métrages ont mis en scène le gorille géant, enlevé à son île natale et propulsé dans la civilisation humaine pour finir en martyre sur l’Empire state building (monument de la modernité américaine – et donc, d’un certain libéralisme – s’il en est). Et, malgré l’empathie grandissante qui émane des récits animaliers, on trouve encore le trope du sauvage vs civilisé dans un film comme Zootopie (2016), par ailleurs remarquable d’inventivité dans sa propension à imaginer des espaces urbains adaptés aux spécificités de chaque animal : une mystérieuse épidémie fait retourner à l’état sauvage (un état de « fous furieux ») les prédateurs qui, jusqu’alors, vivaient en harmonie avec la catégorie d’animaux appartenant aux proies. Un nœud que l’on retrouve également dans l’intrigue de Madagascar, qui pourtant accompagne ses héros dans une quête existentielle tout au long du film : affamé par son régime végétarien, le lion Alex a des visions et ses amis zèbre, girafe, hippopotame et singes lui apparaissent sous la forme de steaks – voilà ce que le contact avec « la nature sauvage » fait à celui avait intégré les codes de la modernité.
La liberté (le libre-arbitre) de l’animal demeure une peur humaine fondamentale, c’est pourquoi les histoires mettant en scène des animaux domestiques les ramènent constamment à la maison, ce lieu uniquement pénétré par les animaux éponymes et ceux que l’on mange – ceux-là ne constituent pas une menace, hormis peut-être dans l’excellent Chicken Run de la firme Aardman (2000). Les domestiques à la maison, et les sauvages emmenés au loin, dans des espaces « naturels » sans la moindre réalité, tel que la forêt vierge « totalement préservée de la présence et de l’intervention humaine » dans laquelle atterrissent Dumbo et sa mère dans l’adaptation de Tim Burton sortie en 2019. Ces espaces n’existent plus. De la même manière, les animaux que l’on voit dans les zoos et dans la plupart des films n’existent pas non plus. La volonté de présenter des récits en empathie avec des animaux sauvages pourvus d’une intériorité – forcément anthropomorphe – ne fait pas tout, et peut même leur porter préjudice : le cas de Sauvez Willy est, à cet égard, particulièrement éloquent. Ce film de 1993 met en scène une orque capturée afin d’être exploitée dans un delphinarium, pour laquelle un jeune garçon se prend d’amitié et qu’il tentera de sauver en organisant son évasion. Or, l’orque à l’écran est bien sûr incarnée par un véritable animal, nommé Keiko et qui, lui aussi, vivait en captivité et avait subi un dressage violent. Le film a entraîné une grande mobilisation du public afin que Keiko soit relâché, ce qui a fini par advenir mais ne constitue pas pour autant une issue heureuse : les conditions de remise en liberté sont complexes, ses chances de réussite fragiles ; l’orque n’a pas survécu.
La projection de fantasmes (en l’occurrence, de sauvetage) typiquement humains aboutit le plus souvent à amoindrir l’existence des animaux plutôt qu’à l’amplifier – si elle ne l’éradique pas complètement, comme dans le cas de Keiko. Comme le note le journaliste Vincent Ostria au sujet de Deux Frères (2004), film de Jean-Jacques Annaud mettant en scène des tigres, ce raccourci délétère « a pour effet d'appauvrir le réel, de transformer les fauves en automates, et les acteurs en caricatures ». Pour ce film, le dresseur Thierry Le Portier a utilisé près de trente tigres, dont dix-huit bébés – lesquels, bien entendu, ne connaîtront qu’une existence en captivité. Pour le film L’Ours (1988) du même réalisateur, douze oursons ont servi de doublures. Ils ont ensuite été introduits dans divers parcs zoologiques disséminés entre la France et la Belgique. Ainsi, nombre de fictions émancipatrices mettant en scènes des animaux sont, dans le réel, à l’origine de leur asservissement.
L’animal libre, l’animal qui fuit, est un animal qui échappe à notre contrôle. La constance de ce motif à travers l’histoire du cinéma traduit la crainte que les « bêtes » sortent de la cage comme de l’image (une frayeur sur laquelle les effets 3D ont d’ailleurs beaucoup capitalisé à leurs débuts). Il s’agit donc de respecter les frontières (construites) entre nature et culture, entre sauvage et domestique (civilisé) en mettant en scène des espaces imperméables les uns aux autres – surtout : ne pas se laisser contaminer. Or, la liberté ne peut s’envisager qu’en partage ; car « nobody’s free until everybody’s free » (Fannie Lou Hamer). Si les points de contacts entre les animaux et les humains ne sont peut-être pas à trouver au cinéma, il s’agit cependant de rester attentif aux effets concrets des images sur le vivant – et ce, afin de parvenir à un réel augmenté par l’hybridation des modes d’existence2 et non plus vidé de sa substance vitale par des fantasmes anthropocentristes.
1Randy Malamud, An Introduction to Animals and Visual Culture, Palgrave Macmillan, 2012, notre traduction.
2Etienne Souriau, Les différents modes d’existence, PuF, (1943) 2009.